Time Fades Away

jeudi 7 février 2008

Il n'y a pas d'amour heureux

"Il y a une passion si dévorante qu'elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s'en sont pris à elle s'y sont pris. On ne peut l'essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer: c'est le goût de l'absolu. On dira que c'est une passion rare, et même les amateurs frénétiques de la grandeur humaine ajouteront: malheureusement. Il faut s'en détromper. Elle est plus répandue que la grippe, et si on la reconnaît mieux quand elle atteint les coeurs élevés, elle a des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres. Ouvrez la porte, elle entre et s'installe. Peu lui importe le logis, sa simplicité. Elle est l'absence de résignation pour ce qu'elle a pu faire faire aux hommes, pour ce que ce mécontentement a su engendrer de sublime. Mais c'est ne voir que l'exception, la fleur monstrueuse, et même alors regardez au fond de ceux qu'elle emporte dans les parages du génie, vous y trouverez ces flétrissures intimes, ces stigmates de la dévastation qui ont tout ce qui marque son passage sur des individus moins privilégiés du ciel.
Qui a le goût de l'absolu renonce par la même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du doute, attaque tout ce qui rend l'existence tolérable, tout ce qui fait le climat du coeur. (...)

Pourtant si divers que soient les déguisements du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes, fût-ce aux plus alternantes. Ce symptôme est une incapacité totale pour le sujet d'être heureux. Celui qui a le goût de l'absolu peut le savoir ou l'ignorer, être porté par lui à la tête des peuples, au front des armées, ou en être paralysé dans la vie ordinaire, et réduit à un négativisme de quartier; celui qui a le goût de l'absolu peut être un innocent, un fou, un ambitieux ou un pédant mais il ne peut être heureux. De ce qui fait son bonheur, il exige toujours davantage. Il détruit par une rage tournée sur elle-même ce qui serait contentement. Il est dépourvu de la plus petite aptitude au bonheur. J'ajouterai qu'il se complaît dans ce qui le consumme. Qu'il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les moeurs de son milieu. Que le goût de l'absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l'absolu. Qu'il s'accompagne d'une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d'abord, et qui s'exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l'absolu pour le goût du malheur. C'est qu'ils coïncident, mais le goût du malheur n'est ici qu'une conséquence. Il n'est que le goût d'un certain malheur. Tandis que l'absolu, même dans les petites choses, garde son caractère d'absolu."

Louis Aragon - Aurélien. 1944.

Ca démarre par un uppercut:
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide."

Paris, novembre 1921. Revenu de la Grande Guerre, Aurélien, trentenaire célibataire, mène une existence oisive, vit de ses rentes, fréquente le beau monde et le milieu surréaliste, passe des soirées avec les anciens du régiment, ses nuits au bar de divers cabarets entre Montmartre et Pigalle, se fait vaguement draguer à l'occasion à la piscine municipale. Puis il tombe amoureux, une femme mariée, quelques mois qui bouleversent totalement le cours de son existence.

5 commentaires:

Arty a dit…

"...fréquente le beau monde et le milieu surréaliste, passe des soirées avec les anciens du régiment, ses nuits au bar de divers cabarets entre Montmartre et Pigalle, se fait vaguement draguer à l'occasion..."

T'es certain qu'il s'appelle Aurélien ??? :)

Le texte d'Aragon est si juste et si sage... Hélas, les sentiments échappent à toute forme de raison et restent à jamais indomptables !!!

Noboru Wataya a dit…

A y é? Lo has acabado? Pues me das ganas de leerlo ahora.

Solitary Man a dit…

Arty>
Un autre extrait du paragraphe que j'ai sauté, je ne peux pas résister.
"Il (le goût de l'absolu) mènera par une voie étrange la ménagère à l'asile des fous, à force de propreté, par l'obstination de polir, de nettoyer, qu'elle mettra sur un carreau de la cuisine, jamais parfait, tandis que le lait file, la maison brûle, ses enfants se noient."

Nob wat>
Si señor! Je viens d'entamer Marcel P. ton petit protégé. Prochaine chronique dans une petite dizaine d'année...

Anonyme a dit…

Ton exemplaire est ultra vintage.

Solitary Man a dit…

RVT>
La plupart de mes bouquins le sont, j'aime bien les dégoter dans les vide-greniers et autres puces. J'aime bien ces vieilles éditions du Livre de Poche. Et l'idée d'un livre qui a déjà été lu par d'autres, ça lui donne un soufle de vie. On trouve des fois d'improbables marque-pages, des annotations...